En réponse à la demande d’avis consultatif soumise par la Cour constitutionnelle arménienne, la Cour Européenne des Droits de l’homme a rendu, à l’unanimité, l’avis suivant :
Dans le deuxième avis consultatif qu’elle rend depuis l’entrée en vigueur en 2018 du Protocole no 16 à la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour estime qu’elle ne peut répondre aux première et deuxième questions posées par la Cour constitutionnelle arménienne.
En particulier, elle ne discerne aucun lien direct entre les deux premières questions et la procédure interne en cours dirigée contre l’ancien président Robert Kocharyan, accusé d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel en 2008.
La troisième question posée par la Cour constitutionnelle portait sur le point de savoir si une disposition qui définit une infraction en se référant à certaines dispositions d’un acte juridique ayant la force juridique suprême et un niveau supérieur d’abstraction peut remplir les conditions de précision, d’accessibilité, de prévisibilité et de stabilité découlant de la Convention.
La Cour considère qu’une telle disposition utilisant la technique de « législation par référence » ou de « législation par renvoi » pour incriminer des actions ou omissions, peut être compatible avec les exigences de la Convention. La norme référente et la norme référée, lues conjointement, doivent permettre à la personne concernée de déterminer, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, quel comportement est propre à engager sa responsabilité pénale. La Cour précise, entre autres, que la manière la plus efficace de garantir la clarté et la prévisibilité d’une incrimination conçue sur ce modèle est de faire en sorte que la référence soit explicite et que la norme référente définisse les éléments constitutifs de l’infraction.
La quatrième question posée par la Cour constitutionnelle concernait les critères à appliquer, à la lumière de l’article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention européenne, pour comparer la compatibilité de deux versions différentes d’un acte juridique avec le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale. La Cour conclut que pareille comparaison doit tenir compte des circonstances particulières de l’espèce (principe de concrétisation) et ne peut être effectuée in abstracto.
Le contexte de l’affaire et la procédure interne
En juillet 2018, Robert Kocharyan, qui avait été président de l’Arménie de 1998 à 2008, fut inculpé, ainsi que plusieurs autres personnes, sur le fondement de l’article 300.1 § 1 (renversement de l’ordre constitutionnel) du code pénal de 2009.
Les accusations portées contre lui étaient liées à des évènements survenus début 2008, à savoir des manifestations qui avaient débuté en février de cette même année après que le Premier ministre Serzh Sargsyan eut remporté une élection présidentielle dont les manifestants considéraient qu’elle n’avait été ni libre ni équitable.
Les manifestations, qui avaient rassemblé des milliers de personnes, furent finalement dispersées par la police, avec l’intervention des forces armées, les 1er et 2 mars 2008. Dix personnes furent tuées (huit civils et deux agents des forces de l’ordre) et M. Kocharyan déclara un état d’urgence qui restreignit pour une période de vingt jours l’exercice d’un certain nombre de droits.
En mai 2019, la juridiction chargée de la procédure dirigée contre M. Kocharyan, le tribunal de première instance d’Erevan, décida de surseoir à statuer et demanda à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 300.1 du code pénal de 2009.
Elle lui demanda en particulier si cette disposition satisfaisait à l’exigence de sécurité juridique, à la lumière du principe de la non-rétroactivité de la loi pénale, et si elle aggravait la situation juridique de la personne concernée par comparaison avec l’article 300 (usurpation de pouvoir) du code pénal qui était en vigueur au moment des faits allégués.
M. Kocharyan saisit la Cour constitutionnelle de deux recours l’invitant à se prononcer sur des questions similaires. Il souligna également l’existence de différences essentielles entre les deux dispositions en cause.
Procédure et composition de la Cour
Une demande d’avis consultatif a été soumise le 2 septembre 2019 par la Cour constitutionnelle arménienne et acceptée le 2 octobre 2019 par le collège de la Grande Chambre. Le 7 octobre, une Grande Chambre a été constituée conformément à l’article 24 § 2 h) du règlement de la Cour.
La Cour a reçu des observations écrites de l’Assemblée nationale arménienne, de M. Kocharyan, du gouvernement arménien, de l’association Helsinki Association for Human Rights, et de M. Yegoryan pour le compte de membres des familles de victimes des événements des 1er et 2 mars 2008.
L’avis a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges, composée en l’occurrence de :
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce), président
Robert Spano (Islande),
Jon Fridrik Kjølbro (Danemark),
Ksenija Turković (Croatie),
Paul Lemmens (Belgique),
Síofra O’Leary y (Irlande),
Ganna Yudkivska (Ukraine),
André Potocki (France),
Egidijus Kūris (Lituanie),
Iulia Antoanella Motoc (Roumanie),
Georges Ravarani (Luxembourg),
Pauliine Koskelo (Finlande),
Marko Bošnjak (Slovénie),
Jovan Ilievski (Macédoine du Nord),
Jolien Schukking (Pays-Bas),
Gilberto Felici (Saint-Marin), juges
Arman Sarvarian (Arménie), juge ad hoc
ainsi que de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre.
Les questions posées
Les questions posées par la Cour constitutionnelle étaient ainsi libellées :
« 1) La notion de « droit » au sens de l’article 7 de la Convention et celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention, par exemple aux articles 8 à 11, impliquent-elles les mêmes conditions qualitatives (précision, accessibilité, prévisibilité et stabilité) ?
2) Dans le cas contraire, quelles sont les règles permettant d’opérer une différenciation ?
3) La loi pénale qui, dans la définition d’une infraction, fait référence à certaines dispositions d’un acte juridique ayant la force juridique suprême et un niveau supérieur d’abstraction remplit-elle les conditions de précision, d’accessibilité, de prévisibilité et de stabilité ?
4) À la lumière du principe de la non-rétroactivité de la loi pénale (article 7 § 1 de la Convention), quels sont les critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale telle que modifiée, et ainsi déterminer leurs similitudes ou leurs différences contextuelles (essentielles) ? »
Avis de la Cour
Considérations préliminaires
La Cour rappelle que les avis qu’elle est amenée à rendre doivent « se limiter aux points qui ont un lien direct avec le litige en instance au plan interne ». Elle considère également qu’elle a le pouvoir de reformuler les questions posées par la juridiction dont émane la demande, comme elle l’a fait dans son premier avis consultatif, et qu’elle peut joindre certaines des questions qui lui sont posées.
Elle peut par ailleurs décider de ne pas répondre aux questions qui ne satisfont pas aux critères du Protocole no 16.
L’objet de l’avis consultatif est de permettre à la Cour constitutionnelle arménienne de trancher la question de la constitutionnalité de l’article 300.1 du code pénal de 2009 à la lumière des exigences découlant de l’article 7 de la Convention. Il appartiendra ensuite au tribunal de première instance d’appliquer aux faits concrets de la procédure dirigée contre M. Kocharyan la réponse qui aura été donnée par la Cour constitutionnelle.
Sur les première et deuxième questions
La Cour ne discerne aucun lien direct entre les deux premières questions et la procédure dirigée contre M. Kocharyan : rien ne peut être perçu comme relevant de l’exercice par l’intéressé de ses droits découlant des articles 8 à 11 de la Convention et il est difficile d’apercevoir, dans le contexte juridique de la procédure interne, quelles questions la Cour constitutionnelle entend trancher à l’aide de l’avis sollicité.Retour ligne automatique
Toute réponse aux première et deuxième questions aurait un caractère théorique et général qui échapperait au champ de l’avis consultatif. Il n’apparaît pas non plus possible de reformuler ces questions de manière à permettre à la Cour de limiter son avis consultatif aux points qui ont un lien direct avec le litige en instance au plan interne.
La Cour considère ainsi qu’elle ne peut répondre aux première et deuxième questions en ce que celles-ci ne satisfont pas aux conditions de l’article 1 du Protocole no 16 et ne peuvent être reformulées de manière à permettre à la Cour d’exercer sa fonction consultative de manière effective et en conformité avec son but.
Sur la troisième question
Cette question se réfère au fait que M. Kocharyan est accusé d’une infraction définie au moyen de la technique de « législation par référence ». Plus précisément, l’article 300.1 renvoie aux articles 1 à 5 et 6 § 1 de la Constitution arménienne.Retour ligne automatique
Selon la Cour constitutionnelle, les normes référées possèdent la force juridique la plus haute dans la hiérarchie des normes, et elles sont formulées avec un niveau d’abstraction supérieur à celui des dispositions du code pénal. La Cour constitutionnelle demande en substance si cela est compatible avec l’article 7 de la Convention, et surtout avec les exigences de clarté et de prévisibilité qui en découlent.
La Cour rappelle sa jurisprudence sur la sécurité juridique et la prévisibilité et se réfère à des affaires qui portaient sur des dispositions de droit pénal dans lesquelles les éléments constitutifs de l’infraction étaient définis au moyen de renvois à des dispositions ou principes de droit constitutionnel ou à d’autres domaines du droit.Retour ligne automatique
Elle constate que sa jurisprudence indique que le recours à la technique de « législation par référence » en droit pénal n’est pas en soi incompatible avec l’article 7. Même si elle ne s’est pas explicitement prononcée sur cette question, elle a implicitement admis l’utilisation de cette technique et examiné si la loi pénale en cause était suffisamment précise et prévisible.
Par ailleurs, une étude de droit comparé menée aux fins de l’avis consultatif montre que cette technique est largement utilisée par les États membres du Conseil de l’Europe pour définir des infractions contre l’ordre constitutionnel.
La Cour conclut que recourir à la technique de « législation par référence » pour incriminer des actions ou omissions n’est pas en soi incompatible avec les exigences de l’article 7.
Lues conjointement, la norme référente et la norme référée doivent permettre à la personne concernée de déterminer, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, quel comportement est propre à engager sa responsabilité pénale. Cette exigence vaut également lorsque la norme référée a dans l’ordre juridique concerné un rang hiérarchique ou un niveau d’abstraction plus élevés que la norme référente.
La manière la plus efficace de garantir la clarté et la prévisibilité d’une incrimination conçue sur ce modèle est de faire en sorte que la référence soit explicite et que la norme référente définisse les éléments constitutifs de l’infraction, tandis que les normes référées ne doivent pas étendre la portée de l’incrimination telle qu’elle est définie par la norme référente. Il appartient à la juridiction nationale appliquant ces dispositions d’apprécier si l’engagement d’une responsabilité pénale était prévisible dans les circonstances de l’espèce.
Sur la quatrième question
M. Kocharyan a été inculpé sur le fondement d’une disposition du code pénal qui n’est entrée en vigueur qu’après les événements en cause. Une autre disposition était applicable à l’époque des faits.
La Cour constitutionnelle, estimant que ces deux dispositions présentaient des différences importantes, a demandé à la Cour quels critères elle devait appliquer à la lumière de l’article 7 pour comparer, dans le contexte d’une modification apportée à la définition de l’infraction de renversement de l’ordre constitutionnel, la loi telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale modifiée.
La Cour note que l’étude de droit comparé qu’elle a menée indique que de nombreux États membres utilisent – aux fins de l’examen du principe de la non-rétroactivité de la loi pénale – le principe de « concrétisation » qui consiste à prendre en compte les circonstances particulières de l’espèce pour apprécier si une loi adoptée après la commission de l’infraction est plus ou moins favorable à l’accusé que celle qui était en vigueur au moment des faits allégués. Ce principe se reflète aussi fortement dans la jurisprudence de la Cour.
La Cour rappelle que l’article 7 prohibe de manière absolue l’application rétroactive du droit pénal lorsqu’elle s’opère au détriment de l’intéressé, alors qu’elle a établi dans sa jurisprudence le principe de l’application rétroactive de la loi pénale plus douce.
Elle cite plusieurs affaires qui portaient sur la requalification de charges opérée sur le fondement d’une version modifiée du code pénal (G. c. France, Ould Dah c. France, Berardi et Mularoni c. Saint-Marin, et Rohlena c. République tchèque) ou sur le principe de la non-rétroactivité des peines (Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine). Dans les deux cas, la Cour a pris en considération les circonstances particulières de l’espèce mais n’a pas tenu compte des qualifications formelles ou de l’appellation données aux infractions par le droit interne.
La Cour est d’avis qu’il ne peut être répondu in abstracto à la question de savoir si l’application de l’article 300.1 du code pénal de 2009 dans la procédure dirigée contre M. Kocharyan porterait atteinte au principe de non-rétroactivité consacré par l’article 7 de la Convention.
L’article 7 exige au contraire une appréciation in concreto à la lumière des circonstances particulières de l’affaire. Il appartiendra aux juridictions internes compétentes, au vu des actions ou omissions alléguées de l’accusé et des autres circonstances particulières de l’espèce, de comparer les effets juridiques qu’aurait l’application de l’une ou l’autre des dispositions en cause.
Les juridictions internes devront en particulier établir si tous les éléments constitutifs de l’infraction et les autres conditions d’engagement de la responsabilité pénale tels que définis par le code pénal dans la version qui était en vigueur au moment des faits se trouvaient réunis. Si tel n’était pas le cas, l’article 300.1 du code pénal de 2009 ne pourrait être considéré comme plus clément et ne pourrait donc pas être appliqué en l’espèce. Par ailleurs, si les juridictions internes devaient établir queRetour ligne automatique
l’application de cette dernière disposition aurait des conséquences plus graves pour l’accusé que l’application de l’ancien article 300 du code pénal, la nouvelle disposition ne devrait pas non plus être appliquée au cas d’espèce.
Les juridictions internes doivent ainsi tenir compte des circonstances particulières de l’espèce (principe de concrétisation) pour déterminer si, aux fins de l’article 7, une loi adoptée après la commission de l’infraction reprochée est plus ou moins favorable à l’accusé que la loi qui était en vigueur au moment de la commission alléguée de l’infraction. Si la loi postérieure est plus sévère, elle ne peut pas être appliquée.
Opinion séparée
Le juge ad hoc Sarvarian a exprimé une opinion concordante dont le texte se trouve joint à l’avis.
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